lundi, janvier 11, 2010

Analyse du crime parfait (2)


« La séduction, c'est le pouvoir du langage indépendamment du concept, indépendamment de la sagesse. C'est le discours du paraître. Et la vérité en tant que telle est entièrement recouverte. » Citation de Michel Clouscard de passage chez Bernard Pivot en 1982.

C’est Michel Clouscard qui avait raison. Non pas avant tout le monde, non pas face à Bourdieu, Baudrillard ou Deleuze pour dénoncer les méandres des systèmes d’aliénation qui transforme l’homme en simple machine reproductive des mêmes envies et des mêmes erreurs, mais en disant à quel point le pouvoir insidieux de séduction de la marchandise permettait de diluer avec profitabilité toutes velléités révolutionnaires. Les derniers comptes-rendus du front 2009 de la consommation font état de scène invraisemblable où des gens se battent pour pénétrer dans une boutique Prada au moment des soldes, avoir son précieux sésame pour le dernier spectacle « in » au Théâtre de la Ville, ou faire partie des happy fews du cocktail de tel créateur branché qui sera oublié dès le lendemain. Curieuse déroute face à une époque où il faudrait pourtant bien se battre pour autre chose.

Ces objets de prestige que chacun se plaît à posséder sont devenus de cruels marqueurs sociaux dans une société où la revendication collective à laissé sa place aux fantasmes individuels, aux délires narcissiques les plus mesquins. A quoi bon se soucier du monde du travail si effectivement on travaille toute la journée frénétiquement à s’assurer de ne jamais en faire partie.

Cet attrait pour la frivolité, Michel Clouscard, en dénonce la mise en place savante dès la mise en place du plan Marshall, manne financière américaine destinée à sortir l’Europe à toute vitesse de la pauvreté afin que l’hydre communiste n’y puisse prospérer. Il fallait satisfaire rapidement les marchés de biens d’équipement de première nécessité, mais rapidement passer à la satisfaction de besojns moins fondamentaux, et tous nés de l’imaginaire de groupes de publicitaires monnayés par le grand capital pour faire tourner la machine à empocher le jackpot. Ce fut le règne du loisir frivole et détendu, de la décapotable et du juke-box. Les fils à papa criaient leur révolte en lorgnant la poitrine des starlettes cannoises, tandis que les fils d’ouvrier se contorsionnaient pour savoir comment arriver à jouir sans entrave à leur tour, aveuglés qu’ils étaient par des médias bienveillants leur narrant les frasques des riches de ce monde, des jeunes premiers en goguette (Delon), ou des insouciantes estampillées Saint-Germain-des-Prés (Sagan).

La figure la plus pathétique, et surtout la plus hypocrite, de cet empire de la séduction, donc la Californie fut sans doute un des plus éminent laboratoire dès lors où le prurit subversif des derniers hippies révolutionnaires fut englouti dans une ultime extase frelatée, est sans conteste le mec très cool qui a orné de nombreuses pochettes de 33 tours de l’époque : le rockeur west coast. Bronzé mais pas outrageusement, en jean et bottes texanes, chevauchant sa Harley pour bien signifier au monde qu’il était libre, il appelait tout le monde à en faire autant. Se libérer des chaînes du travail, c’était aussi se libérer d’une certaine responsabilité de révolte sociale. S’émanciper du monde tentaculaire de la machine a signifié pour plus d’un refuser de se retourner sur ceux qui restaient, ceux à qui suffisaient quelques pochettes de disques pour rêver un ailleurs meilleur à jamais détaché du monde réel. Cette schizophrénie a donné des publicitaires du calibre de Séguéla, qui fut le mentor… du Parti socialiste. La boucle est donc bouclée. Le mot de la fin le bon Jacques, ami du bon François et du (moins) bon Lionel, l’a eu il n’y a pas longtemps en disant que « si on n’avait pas de Rolex à cinquante ans, c’était qu’on avait raté sa vie ». Le pire serait tout de même de la rater à chercher à changer les rapports de classes, ce truc improbable soulevé par Karl Marx.

dimanche, janvier 10, 2010

Analyse du crime parfait (1)


L’un des crimes les plus parfaits que le capitalisme ait produit est d’ôter toute possibilité à des mouvements de création spontanés et originaux, et surtout au final subversifs, de trouver un champ commercial d’expression en rendant inaccessibles les réseaux habituels de diffusion ou de distribution à leur production. Dans le Londres des années 70, de pauvres boutiques faméliques tendaient une main ouverte aux articles sulfureux d’une production effrénée se dénichant pour les uns chez des bouquinistes, pour les autres chez des disquaires ou créateurs de vêtements comme Vivienne Westwood.
Pour quelques Livres modestes à Londres, ou quelques centaines de Francs à Paris, on pouvait se payer un loyer et se lancer dans l’aventure d’une production expérimentale et risquer des coups fumeux, sans pour autant bâtir un business-plan et prendre un bouillon à ses débuts n’avait pas de conséquences trop fâcheuses pour la suite des événements.
Cette époque est révolue. Combien de divines librairies fermées pour cause de propriétaire trop sensibles aux sirènes de la spéculation immobilière, de disquaires pointus (la glorieuse époque du vinyle) ayant mis la clé sous la porte car ne suivant plus l’inflation des loyers commerciaux ? Même les banlieues, autrefois grande attraction frissonnante des capitales (l’Est End londonien, Montreuil pour Paris), ne permettent plus qu’à des boutiques mainstream de tenir le coup, tablant nécessairement sur des rotations importantes de leurs stocks sur des articles reconnus immédiatement par les masses.
Cette situation n’est pas le fruit du hasard mais découle bien d’une volonté politique programmée pour anéantir toute vie facile, toute créativité spontanée, toutes formes d’échanges basés sur la réciprocité ou le simple entraide entre gens d’une même communauté d’agglomération. Cette spéculation immobilière s’est avérée être un puissant outil de contrôle de la cité, la déshumanisant jusque dans ses moindres recoins.
Pas étonnant alors que le ton de certaines personnes se fasse nostalgique. Le réalisateur britannique Terence Davies a réalisé sur Liverpool, sa ville, qu’il ne reconnaît plus, un vibrant hommage à travers un documentaire chargé d’une subjectivité que l’on ne pensait plus possible à l’écran. Du Douglas Sirk mâtiné d’analyse psycho-géographique.
PS : l'image illustrant ce billet est une reproduction de l'affiche de l'exposition rétrospective autour de la boutique de vêtements ouverte par Malcom Mc Laren et Vivienne Westwood à King's Road, London, à l'aube du mouvement punk.

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Taine et les espaces intermédiaires


Dans le tome I de son Voyage en Italie, Hippolyte Taine, esthète du XIXe siècle, fin connaisseur des arts et voyageur exigeant, n’en produit pas moins un contresens interessant à analyser lorsqu’il évoque l’inconfort des moments d’attente, entre deux trains ou deux bâteaux, dans des endroits ingrats et pourtant si importants dans l’expérience du voyage.

Il évoque l’ennui né de l’attente dans les stations comme une perte irremédiable sur le temps du voyage, où rien ne peut alors être créé par une pensée en suspens, comme anesthésiée par la simpe banalité ou la médiocrité des lieux. Cette appréciation est le fruit d’une époque où l’esthétique du voyage s’organisait autour de l’accumulation de sensations liées à la découverte du Beau, avec la confirmation que le droit canon délégué par les Beaux-Arts est satisfait au détour des chaque rue et devant chaque édifice. Cependant les voyageurs du XXe siècle emprunteront d’autres chemins pour raconter le monde, non plus par cette accumulation parfois fastidieuse d’émerveillements et d’agacements liés à cette recherche comptable d’un voyage érudit et impatient d’aller vérifier sur place si ce que l’on dit du pays en question tient devant celle-ci, mais ils intégreront le banal et le vernaculaire comme étant des éléments essentiels de l’expérience de l’autrui, faisant des non-lieux des zones d’incertitude permettant de cristaliser d’autres réalités liées à cette accumulation de sensations, de découvertes de soi et de l’autre. Il y a un déplacement certain de la relation de voyage qui s’opère entre les deux guerres mondiales. Sans doute une meilleure connaissance des contextes économiques et sociaux des pays traversés permet-elle d’appréhender la problématique humaine dans une plus grande dimension. On commence à comprendre que l’acitivité économique contraint culturellement des espaces entier de l’humanité. Le voyageur moderne y sera sensible.

Pour ma part j’ai toujours tenu pour primordiale cette expérience transitoire des gares, aéroports, embarcadères de ferries, comme autant de zones d’attente permettant à l’esprit de se mettre à la fois au repos et dans une grande disponibilité d’accueil pour des expériences à venir. L’attente forcée même révèle des portions de soi-même inédites, où l’on peut se trouver assailli d’images qui n’auraient pas eu le temps de se former si l’esprit avait été plus occupé. C’est dans ces moments d’abandon à une demi-rêverie forcée, voire à un demi-sommeil mérité entre deux périodes majeures d’un voyage que ces respirations livrent le meilleur d’elles-mêmes, vous entrainant vers une vérité de votre présence ici, dans l’espace, dans le temps sans cesse mouvant du voyage qui accepte aussi d’être statique mais n’en demeure pas moins riche de sensations. Les gares feroviaires restent pour moi des lieux d’entre-deux d’une richesse inégalées. Notamment en Italie où l’architecture, la vie propre à ces lieux, forment un ensemble projetant déjà toute une vérité sur le pays traversé, sur la ville elle-même, à la fois sas de décompression et caisson de reconditionnement. Combien de fois suis-je arrivé épuisé d’un trajet, mais une fois le pied posé sur le quai, totalement regaillardi par le spectacle grandiose d’une ruche sociale qui livrait-là ses premiers secrets et donnait irrémédiablement envi d’aller en ville en connaitre l’essence. Au Mexique la donne était un peu différente. Et encore pas tant que ça. J’ai davantage fréquenté les terminaux de bus, par nécessité, et malgré leur véritable indigence parfois, ceux-ci rythmaient toujours ce passage d’un espace d’expérience à un autre, livrant quelques vérités sur les populations, avec son inévitable cortège d’odeurs culinaires, mêlées aux salissures liées à la fréquentation intensive des ces lieux. Même le plus triste des terminaux, le plus rudimentaire, même celui auquel je ne me suis arrêté que quelques minutes pour prendre un café et profiter des toilettes a trouvé sa place logique dans la continuité du voyage, permettant d’établir un lien entre deux espaces, me préparant à affronter la nouveauté car propice à la fantasmagorie.

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